Le 28 avril 1772 est décapité à Copenhague le comte Johann Friedrich von Struensee. Il est précédé sur l’échafaud par son ami Enevold Brandt. Agnostique* et cultivé, fervent lecteur de Rousseau et Voltaire, né à Halle*, en Allemagne, 34 ans plus tôt, le 5 août 1737, dans le ménage d’un pasteur luthérien. Il crut pouvoir mettre en œuvre les idées des Lumières dans le royaume de Danemark et de Norvège en usant de ses relations très particulières avec le couple royal. Il paya de sa vie l’amour de la reine et sa passion pour la justice sociale.
L’histoire commence quelques années plus tôt avec l’avènement de Christian VII le 14 janvier 1766. À 17 ans, il succède à son père Frédéric V sur le trône de Danemark et de Norvège, les deux royaumes scandinaves ayant été unis 4 siècles plus tôt par l’Union de Kalmar*. À la fin de la même année, le 8 novembre 1766, il épouse au palais de Christiansborg*, à Copenhague, sa cousine Caroline Mathilde de Hanovre. Née le 22 juillet 1751 à Londres, elle est la sœur cadette du roi d’Angleterre George III. Elle a 15 ans, elle est vive et sans façons pas spécialement jolie mais encore pleine de rêves d’adolescente. Son mari a tout juste 2 ans de plus qu’elle mais déjà manifeste quelques signes de dérangement mental, sans doute une forme de schizophrénie. Il fait un effort pour donner un premier enfant à sa femme. Ce sera le futur roi Frédéric VI.
Là-dessus, satisfait du devoir accompli, il fait des virées dans les bordels de sa capitale en compagnie d’une courtisane, puis quitte le pays pour une tournée des capitales européennes. Il est accompagné de l’ancien ministre de son père, le comte Ernst Von Bernstorff, qui dirige de fait le gouvernement avec le titre de chancelier et de ministre des affaires étrangères.
Le roi rentre à Copenhague en janvier 1769 avec, surprise, un nouveau médecin personnel rencontré en Allemagne, Struensee. Ce médecin se montre paternel à son égard et soigne ses troubles mentaux avec dextérité. Le roi ne jure plus que par lui et le nomme conseiller d’État à l’été 1769.
Struensee use de son emprise sur le souverain pour le convaincre de se raccommoder avec la reine. Celle-ci se voit derechef contaminée par la maladie vénérienne que son mari a rapportée de ses voyages. Elle n’en est pas moins reconnaissante au médecin de lui avoir rendu sa place à la cour ainsi que de la soigner de sa maladie. Struensee sait aussi réconforter la reine et s’immiscer dans ses rêves.
On est en plein siècle des Lumières et, à Copenhague comme à Paris, il n’y a de plaisir plus délicat que la conversation. Ladite conversation, de paternelle et protectrice, se fait sentimentale et amoureuse. C’est ainsi que le séduisant médecin devient à l’été 1770 l’amant de la jeune reine sans cesser d’être l’ami du roi.
Dès lors, Struensee ambitionne de réformer le pays selon les préceptes du “despotisme éclairé”. Il marche de la sorte sur les traces des autres gouvernants européens.
On est à l’époque de Catherine II de Russie, Frédéric II de Prusse et Joseph II de Habsbourg Lorraine, plus despotes qu’éclairés, mais sans doute Struensee pense-t-il plus volontiers à des hommes comme le marquis de Pombal, Premier ministre du Portugal.
En premier lieu, il écarte du roi son habituel compagnon de débauche, le comte Holck, et le remplace par un homme à sa main, Enevold Brandt, aristocrate falot. Struensee peut dès lors faire signer ce qu’il veut à Christian VII.
Le 15 septembre 1770, avec le soutien de Caroline Mathilde, qui ne saurait rien refuser à son bel amant, il obtient le renvoi du chancelier Bernstorff.
Enfin, le 8 décembre de la même année, le roi dissout le Conseil privé* (un organisme consultatif composé d’aristocrates, qui s’était arrogé la réalité du pouvoir). Il nomme Struensee maître des requêtes, avec pour mission de lui soumettre toutes les requêtes, faveurs et autres demandes. Il lui décerne un peu plus tard le titre de comte.
Nouvel homme fort de la cour, l’ancien médecin place ses amis au gouvernement. Il obtient même de signer des actes à la place du roi, ce qui lui permet de mettre en œuvre ses réformes avec une boulimie d’ordonnances. 2000 en moins de 2 ans.
Il modernise l’administration et opère les recrutements en fonction des compétences de chacun. Il impose de sévères économies dans les dépenses publiques et crée une loterie pour enrichir l’État. Il abolit la censure, le servage, la torture, la prison pour dettes.
Fidèle aux idées nouvelles, il abolit aussi les corporations qui entravent l’activité commerciale et artisanale. Ces réformes ressemblent à celles de Turgot, en France, 5 ou 6 ans plus tard, mais auront un meilleur destin.
Fort de la confiance du souverain, Struensee partage plusieurs fois par semaine le couvert royal et, bientôt, chacun se réjouit d’apprendre que Caroline Mathilde est une nouvelle fois enceinte. Elle donne le jour à une fille, Louise Augusta, le 6 juillet 1771.
Tout irait pour le mieux dans ce ménage à 3 si le zèle réformateur de Struensee ne heurtait trop d’intérêts. Les aristocrates, le clergé, les marchands et l’armée lui tiennent grief qui de la suppression du Conseil privé, qui des entraves faites à l’enseignement religieux, qui de la suppression des corporations et de l’ouverture des frontières, qui de la suppression de la garde montée pour raison d’économie.
La reine douairière Juliana, 2ème épouse du précédent roi, prend les choses en main. À son initiative, une troupe de militaires pénètre dans le château royal dans la nuit du 16 au 17 janvier 1772. Une partie se rend dans la chambre du roi pour éviter qu’il n’intervienne en faveur de son conseiller. Struensee et Brandt sont quant à eux arrêtés et incarcérés dans la citadelle de Copenhague.
Pour légitimer la mise à l’écart de Caroline Mathilde, on force Struensee à plus ou moins avouer ses relations avec la reine. Celle-ci s’effondre quand on lui montre sa déposition et avoue à son tour la relation coupable, espérant sauver la tête de son amant.
Struensee et Brandt sont condamnés à mort et exécutés pour crime de lèse-majesté. Bernstorff reprend les rênes du gouvernement. Il revient sur quelques réformes comme l’abolition de la torture et de la censure mais se contente de modifier à la marge les réformes administratives de Struensee.
Après un divorce expéditif, la pauvre Caroline Mathilde est recluse au château de Celle* où elle a la consolation de retrouver une ancienne confidente. Elle meurt de la scarlatine 2 ans plus tard, le 10 mai 1775, à 23 ans.
Le roi Christian VII est démis de ses fonctions 10 ans plus tard pour maladie et cède le trône à son fils Frédéric VI.